mardi 10 janvier 2017

Le cinéma n'est pas une langue : question de paradigmatique et de syntagmatique



Dans un aphorisme célèbre, A. Bazin nous dit que « le cinéma est un langage ».
Mais, s’il est un langage, il n’est pas une langue (malgré les tentatives de Pasolini de lui trouver une double articulation, équivalente aux monènes et phonèmes de la linguistique).
En effet, s’il y a bien une grammaire du cinéma (dont la typologie a par exemple été abordée par C. Metz), celle-ci n’est pas normative, à la différence de la grammaire des langues. On sait, par exemple, que les « grands » films sont souvent réputés pour leur effet d’originalité et de rupture. Et, par ailleurs, nous explique G. Deleuze, le cinéma n’est pas une langue parce qu’au cinéma la syntagmatique est primordiale et la paradigmatique est secondaire.
Que veut-il dire par là ?
En linguistique, un paradigme c’est l’ensemble des mots interchangeables dans l'enchaînement d'une phrase (la liste des occurrences possibles d'unités, nous disent les sémiologues). Par exemple dans la phrase « le chien mange sa pâtée », le mot « chien » peut être remplacé par toutou, animal, etc. Mais il n’existe pas non plus une infinité de mots qui peuvent remplacer le mot chien sans altérer le sens (cela parce que, dans une langue, les phonèmes sont limités). C’est du fait de cette limitation que la paradigmatique a acquis une grande importance en linguistique.
Or, au contraire, il existe au cinéma une infinité de paradigmes filmiques (dans notre exemple il existe une infinité d’images qui auraient le même sens). Ce qui fait dire à Deleuze que ce qui fait sens au cinéma ce n’est donc pas la paradigmatique, mais plutôt la succession des unités narratives, c’est-à-dire la syntagmatique.
La syntagmatique, c’est la combinaison des éléments qui assure le déroulement du récit. Dans une langue une combinaison de mots fait sens ; au cinéma une combinaison d’images.
L’image au cinéma prend donc son sens du fait de l’enchaînement syntagmatique (c’est-à-dire grâce à la série d’images qui se succèdent à l’écran) et non par rapport aux autres images – absentes – qui auraient pu se substituer à la place de celle que le film montre.
C’est ainsi qu’au cinéma la syntagmatique prédomine, à la différence de ce qu’on observe dans une langue.
Dès lors, pour Deleuze, le cinéma est une matière a-syntaxique, qui n’est pas linguistiquement formée. C'est un ensemble d'images et de signes (les signes sont produits à partir des images) qui produisent un énonçable.

On notera toutefois, histoire de corser les choses, que, dans le cinéma moderne, la narration est parfois remise en question (dans certains films de Godard, de Robbe-Grillet, de Resnais, etc.). C’est-à-dire que la structure syntagmatique ne fait plus sens justement et, même, le paradigme a tendance à l’emporter sur le syntagme : c’est ce qui brise la narration. On passe à un cinéma non-narratif (ou dysnarratif).
Or on a dit que, dans le cinéma, la syntagmatique c’est ce qui constitue, au fur et à mesure de l’avancée de la narration, le contexte. Une forte syntagmatique éclaire l’histoire. La dysnarration se traduit donc par une structure à paradigmatique forte et à syntagmatique pauvre. Le récit n’évolue plus et on constate des répétitions et des permutations des commutables (c’est-à-dire des images qui se valent), mais sans avoir de clef de compréhension. Ce n'est pas tant qu'il n'y ait rien à comprendre, c'est qu'on ne peut pas comprendre, les clefs syntagmatiques sont perdues, la compréhension est hors de propos. C’est le cas par exemple dans L’Année dernière à Marienbad où on a des lambeaux d’histoire difficiles à relier de manière certaine (Deleuze parle de nappes du passé, et l’on passe d’une nappe à l’autre sans clarté narrative). Donc le cinéma moderne propose parfois une mutation structurale du récit, avec une prévalence de la paradigmatique.


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