dimanche 11 septembre 2016

L'Homme qui tua Liberty Valance (The Man Who Shot Liberty Valance de J. Ford, 1962)




Film fondamental de John Ford qui réalise ici un western exceptionnel, en particulier de par la densité de la réflexion qu'il propose.
Les deux rôles majeurs, au cœur des interrogations soulevées par le film, sont parfaitement interprétés par James Stewart et John Wayne, qui savent donner une épaisseur dramatique immense à leurs personnages. Quant à Lee Marvin, qui joue comme souvent le méchant, il compose un méchant vraiment très méchant. C’est que Liberty Valance est l’incarnation du Mal. Le titre annonce bien sa mort, mais qui parviendra à le tuer ? Il se trouve que l'homme qui y parvient n'est pas celui qu'on croit et c'est bien là toute l'histoire. Toute la carrière de sénateur de Ransom Stoddard (J. Stewart) est donc basée sur une mystification. C'est Tom Doniphon (J. Wayne) – à qui va manifestement la sympathie du réalisateur – qui aurait dû avoir la gloire, c'est lui qui devrait être sénateur, c’est lui, aussi, qui aurait dû se marier avec Hallie.
Le jeu de la révélation de la réalité de ce qui s'est passé est l'occasion d'un beau jeu d'images, tel que Ford sait les construire. Lorsque le duel nous est montré une première fois il ne fait guère de doute (même si c'est une surprise) que Ransom abat Liberty Valance. Mais Ford, avec une grande habileté, nous montre une seconde fois la scène, en changeant l'axe de la caméra, ce qui révèle une tout autre perception.


Ransom Stoddard abat Liberty Valance
Mais c'est en réalité Tom qui a porté le coup mortel


L’analyse qu'en fait G. Deleuze est très intéressante : il y voit une évolution du schéma habituel des films. Alors que les films partent souvent d’une situation initiale pour, au terme de différents rebondissements, arriver à une situation finale différente (ce qu’il schématise ainsi : Situation 1 -> Actions du film -> Situation 2 soit : S1 -> A -> S2), ici les choses sont différentes puisque la situation finale est exactement la même que celle de départ. Simplement c’est l’interprétation de la situation qui a changé. On peut le schématiser ainsi S1 -> A -> S1’. Où S1' est la même situation que celle de départ, mais comprise différemment. C’est ainsi un exemple de ce que Deleuze nomme la crise de l’image-action, et qui annonce un autre type de cinéma (qu’il nomme l’image-temps).

Tom est un individualiste, mais (à l’inverse de Liberty Valance qui est uniquement centré sur lui-même et ne connaît que la loi du plus fort) il se met au service de la justice. Et il sait qu’avoir une bonne gâchette est fondamental pour faire respecter la loi, ce que ne comprend pas le jeune avocat Stoddard. Le cœur de l’affrontement du film se situe donc en réalité non pas entre le méchant et les deux bons, mais entre les deux bons (d'ailleurs on sait bien que Liberty Valance va être tué). Ces deux héros – Tom et Ransom – représentent les deux versions de l’Amérique. L’une, incarnée par Tom, est individualiste et appartient au passé, et l’autre, incarnée par Ransom, est au service du collectif et elle représente les valeurs américaines. L’avenir appartient bien entendu à Ransom – le film l’annonce d’emblée de par sa séquence d'ouverture et de par sa construction en flash-back –  mais il devra supporter un mensonge lourd à porter.
En effet, bien loin d’un happy-end traditionnel, la célèbre phrase finale, « Quand la légende dépasse la réalité, on imprime la légende » (« When the legend becomes fact, print the legend »), assume l'histoire de l'Amérique comme relevant du mythe : la réalité n'est pas le beau conte qui est relaté (la réussite du sénateur qui incarne les valeurs américaines est basée sur un mensonge), elle est beaucoup plus désenchantée, trompeuse et sans gloire. L'image finale montre ce poids très lourd qui pèse sur les épaules du sénateur Ransom, qui aura recueilli des lauriers qui ne lui revenaient pas. On a là, en pointillés, les premiers indices de l’enterrement du genre. Le film est ainsi empreint d’une grande nostalgie, autour de la mort de Tom : avec lui meurt l’Ouest qu’aime tant Ford.

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