dimanche 26 octobre 2014

L'Aventure de Mme Muir (The Ghost and Mrs Muir de J. L. Mankiewicz, 1947)



         
Ce film est le chef-d'oeuvre de Joseph Mankiewicz, dans une filmographie qui ne manque pas de films exceptionnels. Le film est extraordinaire, calme, très beau, d'une maîtrise absolue, accompagnée par une partition de Bernard Herrmann envoûtante. Et Mankiewicz, de par son jeu de mise en scène, de par l'intelligence de sa narration, propose deux lectures possibles, chacune permettant une compréhension et un ressenti différents du film.

La première lecture est celle d’un film sur la solitude. Mme Muir veut vivre une vie de femme seule, sans les contraintes familiales de sa belle-famille. Elle veut ainsi vivre sa vie à elle, simplement accompagnée de sa fille Anna, mais en suivant sa propre conception et échapper à son passé, ayant eu un mariage médiocre. Mais c’est une gageure en ce début de XXème siècle, et elle doit lutter contre bien des résistances (la belle-famille, l’agent immobilier) et trouver le moyen de subvenir à son existence, les revenus de son défunt mari s’épuisant. Suivant cette interprétation le fantôme qui vient l’épauler apparaît alors comme ce qui l’aide à franchir ses obstacles, comme une béquille : c’est une construction de son esprit qui lui permet d’être assez forte pour briser les résistances. Ce Capitaine qui lui dicte son roman a bien des caractéristiques qui montrent qu’il est imaginaire : c’est un capitaine imposant, avec sa barbe, sa pipe, il jure d’une voix caverneuse, il est misanthrope, l’homme a bourlingué de par le monde. Et elle inventera un roman d’aventure de la même façon qu’elle invente son capitaine qui est un archétype d’un capitaine au long cours.
Plusieurs indices viennent appuyer cette lecture. Tout d’abord la première fois que le spectateur voit le Capitaine il y a un jeu de la part de Mankiewicz qui nous fait croire un instant qu’il s’agit d’une personne avant qu’on découvre qu’il s’agit en réalité d’un portrait. D’emblée il y a une ambiguïté sur la réalité du personnage. Et c’est seulement à partir du moment où Lucy a vu le portrait (dont on voit qu’elle l’impressionne) que le thème de la maison hantée est introduit.
Ensuite la première apparition physique du Capitaine a lieu alors que Lucy dort : il se matérialise quand elle rêve. Et, à plusieurs reprises, lorsque Lucy et le fantôme discutent, Mankiewicz cadre de telle sorte que le Capitaine est rejeté dans un coin de l’image, en retrait, alors que Lucy est au centre de l’écran : on associe alors le Capitaine avec un esprit qui tourne autour de Lucy. Enfin le mode d’apparition/disparition du Capitaine n’est pas du tout typique des fantômes : nul trucage, nulle fantasmagorie, c’est par le montage (champ/contre-champ) que le fantôme disparaît.

Le Capitaine en retrait, comme le bon esprit de Lucy
Dans cette interprétation le film est alors l’histoire d’une femme qui s’enferme dans la solitude, mais sans désespoir, avec une résignation qui n’est pas triste. La beauté du film naît de ce qu’il exprime la supériorité des rêves de Lucy sur la réalité de sa vie. C’est le triomphe de la vie rêvée. La fin cependant est triste : Lucy vieillit et meurt. Calmement et sereinement certes, mais difficile de parler d’un happy end.

L’autre lecture est évidemment celle de l’existence du fantôme. Le film change alors complètement d’âme : on entre dans un drame sentimental très beau, en particulier par son dénouement. Ici aussi de nombreux indices tendent à prouver que le fantôme existe réellement. Tout d’abord, évidemment, on le voit à l’image. Nulle raison de douter que l’image nous trompe.
Ensuite, la première fois qu’il apparaît physiquement, pendant que Lucy dort, son chien gronde. Indice intéressant car s’il gronde c’est bien qu’il y a quelque chose. Ensuite le fantôme se manifeste en présence d’autres personnes qui, sans le voir, le ressentent : il met à la porte la belle-famille, gronde l’éditeur ou un passager du train, etc. Et, surtout, la fille de Lucy, devenue grande, reconnait avoir vu, elle aussi, le Capitaine, quand elle était petite.
La beauté du film naît alors de la relation de Lucy avec le fantôme, de l’acceptation de l’un par l’autre et, finalement, de l’impossibilité d’une telle relation.

Le poteau de bois, marqué du nom de la fille de Lucy, qui s'érode au fil du temps qui passe.
Dans cette lecture la fin est éblouissante : Lucy retrouve le Capitaine dans la mort, ils peuvent ainsi se soustraire au temps qui passe (qui est sublimement marqué dans le film par le pilotis érodé au fil du temps, par les vagues qui vont et viennent sur la plage et par la partition magnifique de B. Herrmann). C’est un happy end très beau. Happy end dans le bon sens du terme, c’est-à-dire qu’il ne s’agit pas d’un artifice scénaristique qui consiste à finir forcément bien, mais qui est un aboutissement évident, une boucle merveilleuse qui se boucle.


Mais, bien entendu, aucun des différents indices évoqués ne permet de trancher : Mankiewicz laisse son film en équilibre entre les deux interprétations. Difficile dès lors de savoir s’il s’agit d’un film fantastique, ou uniquement d’un film où Lucy Muir rêve.

Le thème de cette impossibilité de se retrouver, de même que l’image finale, évoquent l’univers de Peter Ibbetson où là aussi les deux amants parviennent à s’affranchir de la mort et à dépasser l’ordre des choses. L’univers de bord de mer, avec la lunette qui sert à scruter l’horizon, avec la figure mythique du Capitaine rejoint par certains aspects l’univers mythologique de Pandora (A. Lewin, 1951). On sent même l'influence de L'Aventure de Mme Muir dans des films secondaires plus récents, tels que Ghost de J. Zucker, Les Autres de A. Amenabar ou encore Sixième sens de M. Night Shyamalan.

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