vendredi 19 juin 2015

Les Chaussons rouges (The Red Shoes de M. Powell, 1948)




Quelle merveille ! Il semble que, avec Les Chaussons rougesPowell parvient à s'affranchir de l’écran. Dans les premiers âges du cinéma, on sait que les acteurs évoluaient comme sur une scène de théâtre, sans profondeur de champ (un peu comme en peinture où le gothique fait évoluer de nombreux personnages sur une faible largeur de scène, sans qu’il y ait de perspective). Bien entendu la profondeur de champ a permis d’envoyer le regard vers l’infini, mais, ici, Powell semble entrer sur scène pour nous faire déambuler parmi les décors. Bien plus qu’avec la 3D (dont on ne dira jamais assez l’artificialité de l’image qu’elle propose) où c’est l’image qui vient vers nous, Powell nous propose d’aller au centre de l’image, de nous y incarner. Au mitan du film, les vingt minutes du ballet sont alors une immersion éblouissante : on entre dans cette séquence comme on entre dans une cathédrale et on se laisse porter. La chevelure rousse de Moira Shearer, le jeu des couleurs, le rouge des ballerines, les artifices à la Méliès, la féérie : tout concourt à l’émerveillement.
Et l’idée est là : comme avec un grand roman ou une symphonie, on doit pouvoir entrer dans un film comme on entre dans une cathédrale. Et alors on lâche les rênes et on se laisse porter.

Le personnage de Lermontov est aussi fascinant. On oscille à son sujet : en fait-il trop, en imposant à ses danseurs de vivre pour danser ? A-t-il raison de brider les amours naissants ? On pense à Rilke dans ses Lettres à un jeune poète :  « Mourriez-vous s'il vous était défendu d'écrire ? Il suffit, selon moi, de sentir que l'on pourrait vivre sans écrire pour qu'il soit interdit d'écrire. »
Powell discute d’une vision romantique de l’art : on ne vit que pour l’art lui-même. Et Lermontov est le despote tout puissant, qui tient la vie de sa danseuse entre ses mains et ne supporte pas les imperfections.
Nul doute qu’il n’accepterait pas de faire sienne cette réflexion de M. Duchamp à propos de l’art :

« Pendant l'acte de création, l'artiste va de l'intention à la réalisation en passant par une chaîne de réactions totalement subjectives. La lutte vers la réalisation est une série d'efforts, de douleurs, de satisfactions, de refus, de décisions qui ne peuvent ni ne doivent être pleinement conscients, du moins sur le plan esthétique. Le résultat de cette lutte est une différence entre l'intention et la réalisation, différence dont l'artiste n’est nullement conscient.
En fait, un chaînon manque à la chaîne des réactions qui accompagnent l'acte de création ; cette coupure représente l'impossibilité pour l'artiste d'exprimer complètement son intention. [...] Tout créateur a un projet, un cap, un programme, inévitablement transformé par l'œuvre en train de s'accomplir. [...] Cet accomplissement lui échappe en partie, pour des raisons qui font justement qu'il est un artiste et pas un simple traducteur ou exécutant de son propre projet. »



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